CHAPITRE PREMIER
Vo Wacune avait cessé d’exister. Vingt-quatre siècles avaient passé depuis le pillage du fief des Arendais wacites, et les interminables forêts noires du nord de l’Arendie avaient envahi les ruines. Les murailles détruites s’étaient effondrées et avaient été englouties par la mousse et les fougères brunes, luisantes d’humidité, sous lesquelles disparaissait le sol de la forêt. Seuls les chicots délabrés qui avaient jadis été de fières tours se dressaient désormais, comme autant de dents branlantes et pourrissantes, au milieu des arbres environnés de brume, pour témoigner de l’endroit où se trouvait jadis Vo Wacune. Une neige détrempée enveloppait les ruines noyées dans le brouillard, et des ruisselets d’eau couraient, telles des larmes, sur la face des antiques pierres.
Garion déambulait tout seul dans les artères de la ville morte, envahie par les arbres, en serrant étroitement autour de lui son épaisse houppelande de laine grise pour se protéger du froid, et en ruminant des pensées aussi lugubres que les pierres suintantes qui l’environnaient. La ferme de Faldor, avec ses champs d’émeraude étincelants au soleil, était tellement loin maintenant qu’elle lui donnait l’impression de se perdre dans une sorte de brume qui se dérobait devant lui, et il avait le cœur serré par une nostalgie désespérante. Quels que fussent ses efforts pour les retenir, les détails lui échappaient. Les odeurs délectables de la cuisine de tante Pol n’étaient plus qu’un vague souvenir ; le tintement du marteau de Durnik dans la forge s’évanouissait comme se meurt l’écho du dernier coup sonné par une cloche, et les visages clairs, nets, de ses camarades de jeu se troublaient dans sa mémoire, à tel point qu’il n’était plus sûr d’arriver à les reconnaître s’il les revoyait seulement un jour. Son enfance partait à la dérive, et quoi qu’il fît, il n’avait aucune prise sur elle.
Rien n’était plus comme avant ; c’était là tout le problème. L’armature de sa vie, l’assise sur laquelle son enfance avait été bâtie, c’était tante Pol. Dans le monde simple de la ferme de Faldor, tout le monde avait toujours vu en elle Dame Pol, la cuisinière, et voilà que dans l’autre monde qui s’étendait au-delà du portail de la ferme de Faldor, elle était Polgara la Sorcière, qui avait vu passer quatre millénaires dans un but qui dépassait la compréhension des mortels.
Même sire Loup, le vieux conteur nomade, avait bien changé, lui aussi. Garion savait maintenant que son ami était en fait son arrière-arrière-grand-père — encore aurait-il fallu ajouter un nombre incalculable d’« arrière » pour faire bon poids — mais que, au-delà de ce vieux visage malicieux, c’était le regard inflexible de Belgarath le Sorcier qui l’observait depuis le premier jour, un homme qui attendait son heure en contemplant la folie des Dieux et des hommes depuis sept mille ans. Garion poussa un soupir et poursuivit son errance à travers le brouillard.
Leurs noms seuls le mettaient mal à l’aise. Garion n’avait jamais voulu croire à la sorcellerie et à la magie, noire ou blanche. Ces choses-là n’étaient pas normales, et elles violaient l’idée qu’il se faisait de la réalité tangible, concrète. Mais il s’était passé trop de choses pour qu’il pût se cramponner plus longtemps à ce scepticisme si confortable. Il avait suffi d’un instant, plus fulgurant que l’éclair, pour balayer, comme autant de fétus de paille, les derniers vestiges de son incrédulité. Pétrifié, il l’avait vue effacer d’un geste, d’un seul mot, la taie laiteuse qui masquait les yeux de Martje la sorcière, lui rendant la vue, mais lui retirant par la même occasion, avec une indifférence brutale, la faculté de voir dans l’avenir. Le souvenir du gémissement de désespoir de la vieille folle arracha un frisson à Garion. Ce cri marquait, en quelque sorte, le moment à partir duquel le monde avait perdu de sa réalité, de son sens, pour devenir infiniment moins sûr.
Arraché au seul endroit qu’il eût jamais connu, incertain de l’identité des deux personnes qui lui étaient les plus proches, toute notion de ce qui était possible, et de ce qui ne l’était pas, abolie, Garion se trouvait embarqué dans un mystérieux pèlerinage, sans la moindre idée de ce qu’ils faisaient dans cette cité naufragée, engloutie dans les arbres, ou de l’endroit où ils iraient ensuite. La seule certitude qui lui restait était la pensée sinistre à laquelle il se cramponnait désormais : un homme s’était glissé au cœur des ténèbres qui précèdent l’aube pour assassiner ses parents, dans leur petite maison, au fond de ce village oublié, et cet homme était là, quelque part, dans ce monde. Eh bien, il le retrouverait, lui, Garion, même s’il devait y passer le restant de ses jours, et ce jour là, il le tuerait. Aussi étrange que cela pût paraître, cette idée concrète recelait quelque chose d’un peu réconfortant.
Il escalada prudemment les éboulis d’une maison qui s’était écroulée dans la rue et poursuivit son exploration de la cité en ruine, mais il n’y avait, à vrai dire, pas grand-chose à voir. Les siècles inlassables avaient pour ainsi dire fait disparaître tout ce que la guerre n’avait pas détruit, et dont la neige fondante et le brouillard épais dissimulaient jusqu’aux dernières traces. Garion soupira à nouveau et entreprit de retourner sur ses pas, jusqu’au chicot à demi pourri de la tour où ils avaient passé la dernière nuit, tous ensemble.
Sire Loup et tante Pol devisaient calmement, non loin de la tour en ruine. Le vieil homme avait relevé sa capuche couleur de rouille sur sa tête, et tante Pol avait refermé sa cape bleue autour d’elle. Le regard qu’elle promenait sur les ruines envahies par la brume semblait accablé d’un regret éternel. Ses longs cheveux noirs ruisselaient sur son dos, et, au-dessus de son front, sa mèche blanche brillait d’un éclat plus pâle que la neige à ses pieds.
« Le voilà », dit sire Loup en voyant approcher Garion.
Elle hocha la tête en signe d’approbation.
— Où étais-tu ? lui demanda-t-elle en le regardant d’un air grave.
— Nulle part, répondit Garion. Je réfléchissais, c’est tout.
— Je vois que tu as réussi à te tremper les pieds. Garion leva une de ses bottes brunes, pleine d’eau, et regarda la boue qui y adhérait.
— La neige est plus mouillée que je ne pensais, avança-t-il pour se disculper.
— Tu te sens vraiment mieux avec ça ? reprit sire Loup en indiquant l’épée que Garion ne quittait plus maintenant.
— Tout le monde n’arrête pas de dire que l’Arendie est une contrée dangereuse, se justifia Garion. Et puis, il faut bien que je m’y habitue.
L’épée, qui lui avait été offerte par Barak, était l’un des nombreux cadeaux qu’il avait reçus pour Erastide, qui avait eu lieu alors qu’ils étaient en mer. Il fit tourner le baudrier de cuir flambant neuf afin d’en dissimuler un peu la poignée de fer forgé.
— Je ne trouve pas que ça t’aille très bien, tu sais, déclara le vieil homme d’un ton quelque peu réprobateur.
— Fiche-lui la paix, père, laissa tomber tante Pol, presque distraitement. C’est la sienne, après tout ; qu’il la porte si ça lui fait plaisir.
— Hettar devrait déjà être là, maintenant, non ? demanda Garion, plus pour changer de sujet qu’autre chose.
— E a peut-être été bloqué par la neige dans les montagnes de Sendarie, répliqua sire Loup. Il ne va pas tarder à arriver. On peut compter sur lui.
— Je me demanderai toujours pourquoi nous n’avons pas tout simplement acheté des chevaux à Camaar.
— Ils n’auraient pas été aussi bons, rétorqua sire Loup en grattant sa courte barbe blanche. Nous avons une longue route à faire, et je ne veux pas avoir à me demander si mon cheval ne va pas me lâcher au plus mauvais moment. Mieux vaut perdre un peu de temps maintenant que beaucoup par la suite. »
Garion fourra la main sous son col et se frotta la gorge à l’endroit où la curieuse amulette d’argent ciselé que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée pour Erastide lui irritait la peau.
— N’y fais pas attention, mon chou, fit tante Pol.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu ne veux pas que je la mette par-dessus mes vêtements, se lamenta-t-il. Personne ne la verrait sous ma tunique.
— Il faut qu’elle soit en contact avec ta peau.
— Je trouve ça quand même un peu pénible. Elle n’est pas vilaine, évidemment, mais il y a des moments où je la trouve froide, d’autres où j’ai l’impression qu’elle est très chaude, et de temps en temps, elle a l’air horriblement lourde. Et puis la chaîne me gratte le cou. Il faut croire que je n’ai pas l’habitude des fanfreluches.
— Ce n’est pas un simple bijou, chéri, riposta-t-elle. Tu verras que tu finiras par t’y habituer.
— Ça te consolera peut-être un peu de savoir que ta tante a mis dix ans à s’habituer à la sienne, révéla sire Loup en riant. Il fallait tout le temps que je lui dise de la remettre.
— Je ne pense pas que ce soit vraiment le moment, père, releva fraîchement tante Pol.
— Tu en as une aussi ? demanda Garion au vieil homme, très curieux, tout d’un coup.
— Evidemment.
— Ça veut dire quelque chose, alors, si on en a tous une ?
— C’est une coutume familiale, Garion, repartit tante Pol d’un ton sans réplique.
Un courant d’air glacial et humide s’engouffra furieusement dans les ruines, faisant tourbillonner le brouillard autour d’eux, l’espace d’un instant.
— Je voudrais bien que Hettar se dépêche d’arriver, déclara Garion, dans un soupir à fendre l’âme. Je ne serai pas fâché de partir. On se croirait dans un cimetière, ici.
— Ça n’a pas toujours été comme ça, souffla tante Pol.
— Comment c’était, avant ?
— J’ai été heureuse, ici. Les murailles étaient hautes et les tours s’élevaient vers le ciel. Nous pensions tous que cela n’aurait pas de fin. Par-là, dit-elle en indiquant du doigt une touffe hirsute de fougères roussies par l’hiver qui rampaient sur les pierres tombées à terre, des jeunes gens venaient chanter la sérénade à des demoiselles vêtues de robes jaune paille, assises derrière un mur, dans un jardin plein de fleurs. Et si douce était leur voix que les jeunes filles soupiraient en leur lançant des roses vermeilles par-dessus le mur. Le long de cette avenue, les anciens s’en allaient vers une place aux dalles de marbre où ils se retrouvaient pour parler des guerres d’autrefois et de leurs compagnons du temps jadis. Et un peu plus loin, il y avait une maison avec une terrasse sur laquelle je m’asseyais le soir, avec des amis, pour regarder les étoiles s’allumer dans le ciel, tandis qu’un jeune garçon nous apportait des fruits rafraîchis et que les rossignols chantaient comme si leur cœur allait se briser. Et la voix de tante Pol mourut dans le silence.
— Et il a fallu que les Asturiens viennent, reprit-elle, d’une voix changée. On ne croirait jamais comme cela va vite de détruire des choses qu’il a fallu des milliers d’années pour construire.
— Ne commence pas à ruminer, Pol, conseilla sire Loup. Ce sont des choses qui arrivent, et auxquelles nous ne pouvons rien.
— Mais j’aurais pu faire quelque chose, père, riposta-t-elle, le regard perdu dans les ruines. C’est toi qui n’as pas voulu me laisser intervenir, tu te souviens ?
— Cela ne va pas recommencer, Pol, fit sire Loup, d’un ton douloureux. Il faut que tu te fasses une raison. Le sort des Arendais wacites était scellé, de toute façon. Tu n’aurais réussi, au mieux, qu’à retarder l’inévitable de quelques mois. Nous ne sommes pas ce que nous sommes et qui nous sommes pour nous immiscer dans des problèmes insignifiants.
— C’est ce que tu dis toujours, répondit-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle sur les armées d’arbres fantomatiques qui disparaissaient dans la brume, le long des rues désertes. Je n’aurais jamais cru que les arbres reviendraient aussi vite, dit-elle d’une voix quelque peu altérée. Il me semble qu’ils auraient pu attendre un peu.
— Ça fait près de vingt-cinq siècles, maintenant, Pol.
— Vraiment ? J’ai l’impression que c’était l’année dernière...
— Ne ressasse donc pas comme cela. Tu te fais du mal inutilement. D’ailleurs, nous ferions mieux de rentrer, Le brouillard nous rend tous un peu mélancoliques.
Sans raison, tante Pol passa son bras autour des épaules de Garion, et ils reprirent le chemin de la tour. Son parfum, la conscience qu’il avait de sa proximité lui mirent une boule dans la gorge. A ce contact, l’écart qui s’était creusé entre eux au cours des derniers mois sembla un peu se combler.
La salle du bas de la tour dans laquelle ils avaient établi leur campement avait été érigée avec des pierres tellement énormes que ni le passage des siècles, ni les tentatives silencieuses mais inlassables des racines des arbres n’avaient réussi à les ébranler. De grandes arches de faible hauteur supportaient un plafond de pierre, lui conférant des allures de grotte. A l’autre bout de la pièce, du côté opposé à la porte étroite, une large fissure l’entre deux blocs de pierre brute faisait comme une cheminée naturelle. Durnik avait sobrement considéré la fente la veille au soir, lorsqu’ils étaient arrivés, trempés et transis de froid, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour construire une cheminée rudimentaire mais efficace à l’aide de pierres éparses.
— Ça nous dépannera toujours, avait dit le forgeron. Il y a plus élégant, mais ça ira bien pour quelques jours.
Et lorsque sire Loup, Garion et tante Pol entrèrent dans cette caverne faite de main d’homme, un bon feu crépitait dans la cheminée, projetant des ombres inquiétantes sur les arches basses et rayonnant d’une chaleur accueillante. Durnik, dans sa tunique de cuir brun, empilait du bois à brûler le long du mur. Barak, immense, avec sa barbe rouge et sa cotte de mailles, astiquait son épée. Silk, en chemise de toile écrue et gilet de cuir noir, jouait négligemment avec une paire de dés, vautré sur l’un des balluchons.
— Toujours aucun signe de Hettar ? demanda Barak en levant les yeux.
— Nous avons un jour ou deux d’avance, répondit sire Loup en se rapprochant de la cheminée pour se réchauffer.
— Tu devrais changer de bottes, Garion, suggéra tante Pol en accrochant sa cape bleue à l’une des patères que Durnik avait réussi à fixer dans une fissure du mur.
Garion décrocha son paquetage, suspendu à une autre patère, et commença à fouiller dedans.
— Et tes chaussettes, aussi, ajouta-t-elle.
— Le brouillard ne fait pas mine de se lever, j’imagine ? demanda Silk à sire Loup.
— Aucune chance.
— Si je peux arriver à vous convaincre tous de vous éloigner un peu du feu, je pourrai peut-être m’occuper du dîner, déclara tante Pol, très sérieuse, tout à coup.
En fredonnant toute seule, comme elle faisait toujours quand elle se mettait aux fourneaux, elle commença à sortir un jambon, quelques pains de campagne, noirs, un sac de pois cassés et une douzaine peut-être de carottes parcheminées.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, Garion enfila un surcot fourré de peau de mouton, ceignit son épée et repartit guetter l’arrivée de Hettar dans les ruines ouatées de brouillard. C’était une tâche dont il s’était investi tout seul, et il appréciait qu’aucun de ses amis n’eût jugé à propos de lui signaler qu’elle n’avait pas vraiment d’utilité. Il pataugea tant bien que mal dans les rues pleines de neige fondue en direction de la porte ouest, effondrée, de la ville, en s’efforçant sciemment d’éviter la rumination sinistre qui avait assombri la journée précédente. Il ne pouvait absolument rien faire pour remédier au présent état de choses, et il n’avait rien à gagner à remâcher ses soucis ; ça lui laisserait un mauvais goût dans la bouche, un point, c’est tout. Aussi, bien que n’étant pas précisément d’humeur folâtre en arrivant au bout de mur abattu qui marquait l’emplacement de l’ancienne porte de l’ouest, n’était-il pas à proprement parler lugubre non plus.
Toutefois, si le mur le protégeait un peu du vent, il n’empêchait pas le froid humide de s’insinuer sous ses vêtements, et il commençait à avoir les pieds gelés. Il eut un frisson, mais il se résigna à attendre, et comme il n’aurait servi à rien de tenter de voir quoi que ce fût dans le brouillard, il se concentra sur les sons qui se faisaient entendre dans la forêt, de l’autre côté de la muraille. Au, martèlement de l’eau coulant goutte à goutte des arbres faisait écho le tambourinement d’un pivert s’attaquant à une souche pourrie à une centaine de mètres de là, occasionnellement ponctué par le choc sourd de la neige détrempée glissant des ramures, et ses oreilles ne tardèrent pas à faire le tri entre ces différents bruits.
— C’est ma vache, fit tout d’un coup une voix s’élevant du brouillard.
Garion se redressa et s’immobilisa, tous les sens en éveil.
— Garde-là dans ta pâture, alors, répondit sèchement une autre voix.
— C’est toi, Lammer ? demanda la première voix.
— En effet. Mais c’est Detton, n’est-ce-pas ?
— Je ne t’avais pas reconnu. Ça fait un bout de temps, dis donc !
— Quatre ou cinq ans, au jugé, estima Lammer.
— Comment ça va, dans ton village ? reprit le dénommé Detton.
— C’est la famine. Il n’y a plus rien à manger, depuis qu’ils ont levé les impôts.
— Par chez nous non plus. On en est réduits à manger des racines d’arbre bouillies.
— Tiens, on n’a pas encore essayé ça. Nous, c’est nos chaussures qu’on mange.
— Comment va ta femme ? s’enquit poliment Detton.
— Elle est morte l’année dernière, répondit Lammer, d’une voix atone, totalement dénuée d’émotion. Le suzerain nous a pris notre fils. Il l’a enrôlé dans son armée, et il est allé se faire tuer au combat, je ne sais pas où. Ils lui ont versé de la poix bouillante dessus. Après cela, ma femme a arrêté de manger. Oh ! la mort n’a pas mis longtemps à l’emporter.
— Je suis désolé, fit Detton, avec sympathie. Elle était très belle.
— Ils sont plus heureux comme ça, décréta Lammer. Là où ils sont, au moins, ils n’ont plus ni faim, ni froid. Qu’est-ce que vous mangez, comme racines ?
— Le meilleur, c’est le bouleau, précisa Detton. Le sapin est trop résineux, et le chêne, trop dur. Il faut mettre des herbes dans l’eau pour leur donner un peu de goût.
— Il va falloir que j’essaie.
— Je dois y aller, déclara Detton. Mon seigneur m’a chargé de dégager un peu les arbres, et il me fera fouetter si je tarde.
— Nous nous reverrons peut-être un jour.
— Si le ciel nous prête vie.
— Au revoir, Detton.
— Au revoir, Lammer.
Les deux voix s’éloignèrent dans le brouillard. Garion resta un long moment sans bouger après leur départ, comme ébranlé par la commotion, les yeux pleins de larmes de compassion. Le plus terrible, c’était le fatalisme avec lequel les deux hommes acceptaient leur sort. Il se sentait embrasé par une colère formidable, tout d’un coup. Il avait envie de cogner.
C’est alors qu’un autre bruit se fit entendre dans le brouillard. Quelqu’un chantait, dans la forêt, non loin de là. Un homme qui venait vers lui. Garion entendait distinctement la voix claire, de ténor léger, qui évoquait des malheurs anciens, et le refrain était un appel à la vengeance. A côté du désespoir tranquille de Lammer et de Detton, Garion ne pouvait s’empêcher de trouver un peu obscène d’entendre brailler avec cette mièvrerie des préjudices aussi abstraits, et sa colère se cristallisa, d’une façon irrationnelle, sur le chanteur invisible. Sans réfléchir, il dégaina son épée et s’accroupit légèrement derrière le mur écroulé.
Le chant se rapprocha encore, et Garion entendit le bruit des sabots d’un cheval dans la neige fondante. Il passa prudemment la tête au-dessus du mur au moment où le chanteur surgissait du brouillard, à moins de vingt pas de lui. C’était un jeune homme vêtu de chausses jaunes, d’un pourpoint rouge vif et d’une houppelande > doublée de fourrure, rejetée en arrière. Il portait un long arc incurvé derrière l’une de ses épaules, et une épée dans son fourreau à la hanche opposée. Ses cheveux d’or rouge, coiffés d’un chapeau pointu fièrement orné d’une plume, tombaient souplement sur ses épaules, et son visage juvénile, empreint d’une expression amicale, ouverte, qu’aucun froncement de sourcil semblait ne devoir jamais effacer, démentait la voix vibrante de passion avec laquelle il chantait sa sinistre ballade. Garion jeta un regard noir à ce jeune noble écervelé, bien certain que ce fou chantant ne s’était jamais contenté de racines d’arbre pour son déjeuner, pas plus qu’il n’avait porté le deuil d’une femme morte de faim et de chagrin. L’étranger fit tourner son cheval et se dirigea, sans cesser de chanter, tout droit vers l’arche brisée de la porte auprès de laquelle Garion se tenait en embuscade.
Garion n’était pas d’ordinaire du genre à chercher la bagarre, et il est probable qu’en d’autres circonstances, il aurait abordé la situation tout différemment. Seulement le jeune étranger à l’élégance tapageuse n’aurait pas pu se montrer à un plus mauvais moment. Garion conçut en un instant un plan qui présentait l’avantage de la simplicité. Et comme rien ne devait venir le compliquer, il se déroula admirablement — jusqu’à un certain point. Le jeune ménestrel n’avait pas plus tôt franchi la porte que Garion surgit de sa cachette, empoigna le bout de sa cape à laquelle il imprima une brusque traction, le faisant basculer de sa selle. Avec un cri de surprise et un grand bruit d’écrabouillement humide, l’étranger s’affala tout d’une masse et d’une façon fort peu protocolaire, les quatre fers en l’air, dans la gadoue, aux pieds de Garion. Mais la seconde partie de son plan ne se déroula pas du tout comme prévu. Au moment où il s’apprêtait à appliquer la pointe de son épée sur la gorge du cavalier tombé à terre pour bien marquer sa victoire, celui-ci avait roulé sur lui-même et s’était relevé, tirant sa propre épée, le tout dans un seul mouvement apparent. Ses yeux jetaient des éclairs de colère, et il brandissait son épée d’une façon très inquiétante.
Bien que n’étant pas un grand bretteur, Garion avait de bons réflexes, et les nombreuses corvées dont il s’était acquitté à la ferme de Faldor avaient eu au moins pour intérêt de lui faire les muscles. En dépit de la colère qui l’avait conduit à attaquer de prime abord, il n’avait pas le désir de faire vraiment du mal au jeune homme. Son adversaire semblait manier son épée d’une main légère, presque négligemment, et Garion se dit qu’un coup bien appliqué sur sa lame la lui ferait probablement lâcher. Il la toucha prestement, mais elle se déroba sous l’attaque de sa lourde épée et s’abattit dans un grand bruit d’acier sur sa propre lame. Garion fit un bond en arrière et tenta un nouvel assaut, tout aussi infructueux. Les épées se heurtèrent à nouveau. L’air résonnait maintenant de tintements et de cliquetis, comme les deux jeunes gens ferraillaient, parant et feintant avec leurs lames, leur arrachant un vacarme pareil à celui de deux bourdons. Il ne fallut qu’un moment à Garion pour se rendre compte que son adversaire était bien meilleur que lui à ce jeu-là, mais que le jeune homme avait déjà négligé plusieurs occasions de le frapper, et l’excitation de ce bruyant assaut lui arracha un sourire involontaire, auquel l’étranger répondit par un autre, ouvert, presque amical.
— En voilà assez !
C’était sire Loup. Le vieil homme s’avançait vers eux, Barak et Silk sur ses talons.
— Qu’est-ce que vous pensez faire au juste, vous deux ?
L’adversaire de Garion baissa sa garde avec un regard surpris.
— Belgarath... commença-t-il.
— Eh bien, Lelldorin ! aboya sire Loup, d’une voix âpre. Auriez-vous perdu le peu de bon sens qui vous restait ?
Garion eut l’impression que plusieurs choses se mettaient en place simultanément dans sa cervelle, tandis que sire Loup le prenait à partie, d’un ton tout aussi cinglant.
— Alors, Garion, tu veux bien t’expliquer ? Garion décida instantanément de recourir à la ruse.
— Enfin, grand-père, riposta-t-il en insistant sur ce mot, et en jetant rapidement au jeune homme un coup d’œil d’avertissement. Tu ne pensais tout de même pas que nous nous battions vraiment ? Notre ami Lelldorin, ici présent, était simplement en train de me montrer comment parer une attaque quand on brandit une épée vers toi, et voilà tout.
— Vraiment ? rétorqua sire Loup, d’un ton sceptique.
— Mais bien sûr, reprit Garion, le plus innocemment du monde. Quelle raison aurions-nous d’essayer de nous flaire du mal ?
Lelldorin ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose, mais Garion lui marcha résolument sur le pied.
— Lelldorin est vraiment très bon, se hâta-t-il de dire en plaçant une main amicale sur l’épaule du jeune homme. Il m’a appris un tas de choses en quelques minutes à peine.
N’en rajoute pas trop, se mirent à faire les doigts de Silk, dans les petits gestes de la langue secrète drasnienne. Les meilleurs mensonges sont toujours les plus simples.
— Le petit est un excellent élève, Belgarath, intervint lamentablement Lelldorin, qui avait enfin compris.
— Oui, oh ! il n’est pas trop raide, c’est tout, rétorqua sèchement sire Loup. A quoi pensiez-vous en vous affublant de la sorte ? demanda-t-il en indiquant les vêtements criards de Lelldorin. Vous êtes déguisé en mât de cocagne, ou quoi ?
— Les Mimbraïques se sont mis à emprisonner d’honnêtes Asturiens pour les interroger, exposa le jeune Arendais, et comme je savais que je devais passer devant plusieurs de leurs forteresses, je me suis dit qu’ils me laisseraient peut-être tranquilles si je m’habillais comme un de leurs chiens couchants.
— Il se pourrait que vous soyez plus futé que je ne pensais, accorda sire Loup, de mauvaise grâce, avant de se tourner vers Silk et Barak. Je vous présente Lelldorin, le fils du baron de Wildantor. Il va se joindre à nous.
— Il faut absolument que je vous parle, Belgarath, repartit précipitamment Lelldorin. Mon père m’a ordonné de venir ici, et je n’ai pas pu faire autrement, mais je suis impliqué dans une affaire de la plus extrême importance.
— Tous les jeunes nobles d’Asturie sont impliqués dans un minimum de deux ou trois affaires d’une importance au moins aussi considérable, répliqua sire Loup. Je regrette, Lelldorin, mais le problème qui nous intéresse est infiniment trop grave pour que nous attendions les bras croisés que vous ayez fini de tendre vos petites embuscades à de minables percepteurs mimbraïques.
C’est alors que tante Pol émergea du brouillard, Durnik à ses côtés comme s’il voulait la protéger. Elle s’approcha d’eux, ses yeux lançant des éclairs.
— Que font-ils avec ces épées, père ? demanda-t-elle.
— Ils s’amusent, répondit brièvement sire Loup. Du moins est-ce ce qu’ils racontent. Je te présente Lelldorin. Je t’ai déjà parlé de lui, je crois.
Tante Pol toisa Lelldorin des pieds à la tête.
— Très pittoresque, lâcha-t-elle en haussant un sourcil.
— Mais non, ce n’est qu’un déguisement, expliqua sire Loup. Il n’est tout de même pas si farfelu que ça. Enfin, pas tout à fait... Mais c’est le meilleur tireur à l’arc de toute l’Asturie, et il se pourrait que nous soyons amenés à faire appel à ses compétences en ce domaine avant la fin de cette aventure.
— Je vois, dit-elle, d’un ton qui démentait ses paroles.
— Ce n’est évidemment pas la seule raison pour laquelle j’ai fait appel à lui, reprit sire Loup. Mais nous n’allons peut-être pas revenir sur cette histoire ici et en cet instant précis, n’est-ce pas ?
— Tu penses toujours à ce passage, père ? releva-t-elle d’un ton exaspéré. Le Codex Mrin est très abscons, et aucune des autres versions ne fait la moindre allusion aux personnages qui y sont mentionnés. Il ne s’agit peut-être que d’une image purement gratuite, tu le sais très bien.
— J’ai vu un peu trop d’allégories se révéler d’une réalité bien tangible pour commencer à prendre le pari aujourd’hui. Et si nous retournions plutôt à la tour ? suggéra-t-il. Il fait un peu froid et humide dans le coin pour se livrer à un débat circonstancié sur les écarts de texte, non ?
Intrigué par cet échange, Garion jeta un coup d’œil à Silk qui lui retourna son regard, l’air de n’y rien comprendre non plus.
— Tu veux bien m’aider à rattraper mon cheval, Garion ? demanda courtoisement Lelldorin en remettant son épée au fourreau.
— Bien sûr, répondit Garion en rengainant la sienne à son tour. Je crois qu’il est parti par là.
Lelldorin ramassa son arc et tous deux suivirent la trace du cheval dans les ruines.
— Je te demande pardon de t’avoir fait vider les étriers, déclara Garion quand les autres furent hors de vue.
— Oh ! ce n’est rien. J’aurais pu faire un peu plus ; attention, aussi, répliqua Lelldorin avec un rire gai et insouciant, avant de jeter un coup d’œil inquisiteur à Garion. Pourquoi as-tu raconté cette histoire à Belgarath ?
— Ce n’était pas à proprement parler un mensonge, objecta Garion. Après tout, nous ne voulions pas vraiment nous faire de mal. Mais il faut parfois des heures pour expliquer ce genre de choses.
Lelldorin éclata à nouveau de rire. Un rire un peu contagieux, de sorte que Garion ne put s’empêcher de l’imiter, à son corps défendant.
Et c’est en riant tous les deux qu’ils poursuivirent leur chemin dans les rues envahies par la végétation, entre les monticules de neige fondante sous lesquels disparaissaient les décombres de la cité.